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LE BLOG DES SAINTMARONS
2 février 2006

Le retour du pirarucu : Pour que les mots ne

Le retour du pirarucu :

rancho_san_javier

Pour que les mots ne suffisent pas, une mort dans le cœur est nécessaire.

La lumière du langage me recouvre comme une musique, image mordue par les chiens de la détresse, et l’hiver grimpe sur moi comme le lierre sur le mur.

Quand j’espère cesser d’espérer, s’opère à l’intérieur de moi ta chute. Je ne suis plus qu’un au-dedans.

Alejandra Pizarnik

(L’enfer musical 1971 Actes Sud)

Il faudrait une carte, puisque nous sommes partis l’air de rien, prenant la route de Santa Fe à la sortie de Rafaela. Roulé jusqu’ à Esperanza où nous tournons, doblar pour tourner, faux ami, à gauche pour partir plein nord alors que le trajet initial nous menait plein est.

Nous nous arrêtons pour manger dans la Terminal d’une petite ville, gros bourg, San Justo. C’est là que nous verrons la patronne, dueña, la duègne, essuyer une émotion sans mot, quand elle se rend compte que nous sommes français.

Elle porte un nom français. Et ne se souvient d’aucun autre mot français que le sien.

Chantal est partie tandis que nous attendions, pendant le temps d’une demi-douzaine de litres de Quilmes, faire des photos dans la lumière de midi, le long de la gare et des voies.

Je voulais simplement photographier le vieux train devant la gare. Deux hommes sans âge, un sac en plastique dans chaque main, les courses du jour probablement, m’ont demandé de les prendre en photo. Un autre est arrivé avec sa bicyclette, m’a expliqué que  ces hommes venus du Chaco, terre oubliée de l’Argentine, tout au nord, vivent là, ils sont douze. Je l’ai suivi, un peu tremblante mais résolue, je suis entrée dans les wagons rouillés de ce train d’un autre âge. Puis l’homme à vélo m’a emmené chez lui, un peu plus loin. Une cabane en tôle, deux pièces minuscules et sombres, toute une famille, la mère, le père et six enfants et le linge qui pend dehors. Tous m’ont demandé de les photographier. Ils ont posé, les hommes et la famille, l’air de dire montrez combien nous restons dignes dans cette misère. Lorsque j’ai rejoint le groupe, bouleversée, une adresse griffonnée sur un vieux bout de papier, je n’avais plus très faim.

J’ai envoyé à chacun sa photo.

wagon_san_justo

Puis nous continuons au nord, encore quelques kilomètres, pour arriver vers quinze heures à l’estancia Wiliner. On nous attend au bord de la route principale, et nous suivons notre guetteur dans son pickup, sur le chemin de terre, camino de tierra, qui conduit à l’entrée de l’estancia. Quelques kilomètres plus loin ; en arrivant, et comme toujours dans les estancias maintenues en vie, une longue allée bordée d’arbres très hauts. Des eucalyptus.

On ne décrit pas la visite, l’odeur de la luzerne, les hommes à cheval, les bâches d’ensilage et les bâtiments pour le fabriquer, deux ombus énormes et les meuglements dans la plaine. Il  y a des vaches laitières mais surtout à viande, ateliers d’engraissement en plein air posés au milieu  des prés et des enclos immenses.

Nous quittons en plein crépuscule, le très beau mot d’atardecer, les salons de la maison des maîtres où nous ont reçus les vétérinaires et le capataz de l’exploitation.

La nuit tombe comme toujours avec une brusquerie d’orage, nous prenons de l’essence à Ramayon, pour la dernière partie du trajet, une centaine de kilomètres sans aucune habitation, on nous recommande de faire attention aux bêtes (sauvages) sur le chemin.

Voilà une carte...

carte_litoral

Nous arrivons vers neuf heures à San Javier, direction la maison de Muchiutti notre hôte et guide, puis de nouveau camino de tierra pour arriver jusqu’à la cabane où nous dormirons.

La nuit est déjà profonde et certains tremblent pour la raison que nous nous y enfonçons sans retenue, les ornières y sont de plus en plus profondes. Mauricio ne veut plus faire crédit au guide, bien que presque tous les arrières grands parents de celui-ci aient été enterrés à Tramayes. 

Les premiers cris des pirarucus nous glacent et nous enchantent. Ils remontent de l’Orénoque en longues bandes, pilotes de bateaux fantômes qui frôlent l’humanité comme on se dévêt du silence et des mots.

Edgar et sa femme, plus le chico qu’ils ont embauché pour le temps de notre séjour, ont déjà préparé l’asado. Viande des bêtes qui paissent sur les îles. La meilleure dit-on et à juste raison. Beaucoup de vin, de nuit et la découverte des luciernagas, lucioles accrochées aux joncs du fleuve, qui crépitent lentement.

Dehors le bruit est assourdissant, des crapauds et bestioles aquatiques inconnues. Et toujours entêtant, le feulement des pirarucus qui nous appellent comme des sirènes. Nous sommes exactement comme quand petits nous avions peur au fond de notre lit, mais que tout à la fois nous jouissions de notre inquiétude protégée.

Le lendemain nous partons sur le fleuve pour la journée, c’est une douceur qui ne se raconte pas. Mais en se glissant dans sa trace, disons d’abord, l’île et les poissons.

Nous nous arrêtons en effet après plusieurs heures de navigation à la boussole et au Trapiche, dans une île où déjà le personnel loué par Edgard est arrivé depuis longtemps. Des gamelles pleines d’huile, suspendues au-dessus d’un feu, chauffent en écoutant hurler le transistor de l’espagnol installé en Argentine depuis les années soixante dix. On y jettera les morceaux de poissons farinés. Il y a beaucoup de vin dans toutes sortes de récipients, comme si on mourait de soif.

Il y des chevaux plus loin qui s’éloignent quand on arrive.

L’espagnol est bizarre mais gentil, le lendemain on verra sa maison, c’est un capharnaüm d’ossements, de carapaces et de toute classes de choses inclassables. Il y a des tatous, des peaux de yacaré et je ne sais quoi qui sort de la forêt, des eaux et des cieux.

Il n’a pas osé les pirarucus parce que CELA ne sèche jamais, les yeux restent dans la nuit, allumés, et l’espagnol qui est laborantin garde quelques limites.

Nous allons jusqu’au cours principal du Parana, impossible d’avancer jusqu’à l’autre rive, lorsque nous approchons du milieu du fleuve, les vagues sont trop dangereuses pour que nous puissions continuer. On entend les coups sourds des pirarucus contre la coque du navire, sous nos pieds aussi.

L’angoisse est tapie tout près, Gaby regrette amèrement son fusil, il rêve d’un tombereau de chevrotines et qu’on n’en parle plus. Mais Edgard qui en fait n’est pas guide pour touristes mais biologiste et tient un laboratoire d’analyses médicales, lui explique qu’on ne peut rien que revenir aussi vite qu’il soit possible, car les pirarucus sont déjà à l’intérieur de nous…

Il faut s’en déprendre comme d’un amour ou d’un cauchemar érotique. C’est le travail de la poésie.

Tu parles, Edgard est déjà un homme-pirarucu.

Le soir il y a des diables qui traversent furtivement, la nuit tombe, la place de San Javier, des diables armés jusqu ‘à la garde de grandes bouteilles de Quilmes, pour des hommes qui ont bu tout le bistrot. Dans un coin de la place, Peron et Evita sont interloqués mais pardonnent à Didier.

Et la famille Blanche chez qui, avec Pierre, nous faisons réparer le véhicule, mordu, au-bas de lui-même, par le dernier pirarucu…Ils ont des singes et des perroquets du Chaco dans le patio près de la gigantesque Ford Falcon noire qui sert de corbillard à la ville.

Alejandra Pizarnik est née en 1936 à Buenos Aires.

Elle écrit sur un tableau des poèmes qu’elle raye, reprend, coupe de l’intérieur et de l’extérieur, jusqu’à ce qu’il ne reste que de l’os nu. Elle dit, écrire c’est chercher le tibia qui correspond au péroné d’un corps perdu au milieu d’un grand tas d’os.

Ses poèmes ne sont pas concis bien qu’ils soient courts, elle n’y laisse simplement ce qu’on ne peut plus enlever. Ce qui demeure quand il n’y a plus rien. C’est à dire des mots-rien.

Elle est morte en 1972. D’un suicide annoncé depuis bien longtemps sur le petit tableau de sa chambre.

Rachat

A Octavio Paz,

Et c’est toujours le jardin de lilas de l’autre côté du fleuve. Si l’âme demande : se trouve-t-il loin ? on lui répondra de l’autre côté du fleuve, non celui-ci, l’autre là-bas.

Alejandra Pizarnik

(traduction Claude Couffon)

même référence qu’au-dessus.

san_javier

Demain, c’est la séparation, la despedida.

Le dernier mot du voyage.

Le baiser gluant et angélique du pirarucu.

JL BURNOT

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